25.01.2021 Le temps d’une occupation temporaire, la clinique Antoine Depage revit : «Tout ce que nous avons déjà traversé, même à mon pire ennemi, je ne le souhaiterais pas»

Lundi 25/01/2021 à 10:42 – Mathieu GOLINVAUX – L’Avenir

Vide depuis près de deux ans, l’ancienne clinique Antoine Depage à Saint-Gilles a retrouvé la vie depuis quelques semaines, grâce à une occupation précaire, temporaire, et nécessaire ? Reportage.

C’était le 18 décembre dernier. Après avoir gardé le lieu de leur action discret jusqu’au dernier moment, le SMS d’un destinataire inconnu nous autorise à dévoiler que plusieurs collectifs viennent de «réquisitionner» un bâtiment inoccupé de Saint-Gilles pour en faire un nouveau lieu de vie.

Fermées depuis deux ans, ce sont les portes de l’ancienne clinique Antoine Depage à Saint-Gilles qui ont été forcées. «L’objectif de cette occupation est de pouvoir créer un espace dédié à l’hébergement et à l’accueil de personnes sans-logis et de personnes sans-papiers», précisaient, à l’époque, la quarantaine d’occupants qui ont investi les lieux.

Rapidement arrivée sur place, la police n’a pas eu d’autre choix que de constater et de laisser faire. Et le CPAS de la ville de Bruxelles, propriétaire du bâtiment vide, finit par donner rendez-vous à tout le monde quelques jours plus tard afin de trouver un arrangement.

Verbalement, ils ont laissé sous-entendre qu’une occupation précaire pourrait être possible jusqu’à la vente, mais ils n’ont pas voulu mettre sur papier au-delà de six mois.

Installé à deux pas de la porte de Halle, l’impressionnant bâtiment était de toute façon vide de toute occupation depuis un long moment. Dans ses cartons, le CPAS de la ville n’a plus vraiment de plan pour occuper celui-ci et envisage plutôt de mettre en vente depuis quelques mois. Le temps de tout mettre en place, la nouvelle vie de l’immeuble n’est donc pas vraiment pour demain. «Verbalement, ils ont laissé sous-entendre qu’une occupation précaire pourrait être possible jusqu’à la vente, mais ils n’ont pas voulu mettre sur papier au-delà de six mois, souligne Nassera, du collectif des travailleurs sans papiers. Nous espérons qu’ils tiendront parole.»

Depuis lors, la vie s’organise peu à peu au sein de ce gigantesque espace que ses nouveaux habitants ont rebaptisé l’Hospitalière. Au moment de l’interview, le CPAS bruxellois n’a pas encore totalement donné son accord, mais un modèle de convention fait des allers-retours entre les deux camps et est occupé d’être finalisé.

L’objectif est de donner un caractère un peu plus officiel à cette occupation temporaire. «On pourrait être autorisé à rester jusqu’au 30 juin, précise l’un des occupants en nous faisant la visite. Nous avons déjà reçu trois exemplaires de cette convention. À chaque fois, nous essayons de trouver un terrain d’entente sur les différents points qui nous posent problème.»

Comment des gens qui n’arrivent déjà pas à se nourrir peuvent-ils trouver 100 euros pour mettre sur un compte.

La garantie locative qui est réclamée par le CPAS bruxellois est notamment remise en question par les collectifs. «Comment des gens qui n’arrivent déjà pas à se nourrir peuvent-ils trouver 100 euros pour mettre sur un compte», s’interroge Apollinaire, qui gère l’occupation du bâtiment au jour le jour. «C’est pour prévenir à d’éventuels dommages, précise Abdel, du collectif des travailleuses et travailleurs sans papier. Mais nous ne sommes pas là pour tout casser, au contraire, nous avons juste besoin d’un toit.»

Une liste d’attente de 100 personnes

Dans l’ancienne clinique, le temps semble en effet s’être arrêté. Les nombreux locaux et espaces vides ont permis à chacun de trouver sa place. «Il y a ici de nombreux profils, détaille encore Abdel. Des personnes isolées, mais aussi des familles. Au premier étage, il y a notamment un couple avec des jumeaux de seulement huit mois. Ce sont des personnes sans papier, ils n’ont donc nulle part où aller.»

Pour l’instant, les pompiers n’ont autorisé qu’une occupation par 80 personnes. «Ils voulaient cinquante, nous aurions aimé 100, nous sommes parvenus à faire couper la poire en deux, sourit Apollinaire, qui est, lui, membre de VSP. Mais vous pouvez aller voir à l’entrée, il y a déjà une liste d’attente de plus de 100 personnes.»

Ce n’est pas le premier bâtiment que nous occupons. Nous mettons tout en place pour que les choses se passent bien.

Pour tout qui pénètre dans l’Hospitalière, dans les étages, comme dans une petite ville, les règles sont claires. «Ce n’est pas le premier bâtiment que nous occupons, reprend Abdel. Nous mettons tout en place pour que les choses se passent bien.»

Au total, cinq collectifs cohabitent pour gérer le bâtiment. «Nous avons un règlement d’ordre intérieur, il y a une charte, détaille Abdel. Les personnes qui entrent ici doivent respecter les règles et sont connues des collectifs. Nous avons mis en place des heures d’ouverture, des heures de fermeture, etc. On est sans doute loin de ce que certaines personnes peuvent penser depuis l’extérieur.»

On ne reste jamais très longtemps sans rien. Si on ne trouve pas, il y a toujours quelqu’un qui va avoir une bonne idée.

Pour manger, pour l’instant, c’est le règne de la débrouille. «On fait beaucoup de récup, reprend Abdel. On s’arrange pour faire un maximum de repas. Des collectifs nous amènent parfois des grands repas à distribuer. Il y a ici beaucoup de solidarité et de partage. On ne reste jamais très longtemps sans rien. Si on ne trouve pas, il y a toujours quelqu’un qui va avoir une bonne idée.»

Les habitants de l’Hospitalière peuvent également compter sur la générosité des voisins. «C’est un avantage d’avoir un lieu visible, les gens savent où venir nous aider, explique Nassera. On accepte les dons de nourriture non périssable.»

Il y a ici des électriciens, des chauffagistes, etc. Il ne faut donc pas aller bien loin pour trouver une solution.

À l’arrière du bâtiment un module de douche a été installé par le CPAS, mais attend encore d’être raccordé. «Nous avons eu quelques problèmes de chauffage au début, mais désormais, tout est réglé, ajoute l’occupant. On essaie de toute façon de trouver nous-même des solutions quand c’est possible. Il y a ici des électriciens, des chauffagistes, etc. Il ne faut donc pas aller bien loin pour trouver une solution.»

Pour occuper un bâtiment comme l’ancienne clinique Antoine Depage ne se résume pas à ouvrir la porte et à s’installer dans le bâtiment. «On ne peut évidemment pas tout expliquer, glisse Apollinaire. Mais nous pouvons compter sur l’aide de plusieurs personnes qui soutiennent notre cause depuis de longues années.»

Il faut évidemment commencer par repérer les différents bâtiments qui se prêtent à ce type d’occupation précaire. «On ne décide pas un matin de s’installer ici évidemment, reprend le membre du collectif de la Voix des Sans-Papier. Il faut notamment voir si quartier s’y prête, à qui appartient le bâtiment, etc.»

On préférerait évidemment ne pas procéder de la sorte. Mais nous sommes dans l’urgence. On a essayé de changer les choses, mais les partis politiques n’amènent rien de concret finalement.

«On préférerait évidemment ne pas procéder de la sorte, ajoute Abdel. Mais nous sommes dans l’urgence. On a essayé de changer les choses, mais les partis politiques n’amènent rien de concret finalement. On est mis de côté, oublié. Pourquoi ne pouvons-nous pas occuper ce bâtiment, qui ne va servir à rien pendant deux ou trois ans, alors qu’il y a des gens qui dorment dehors ?»

«Laissez nous travailler»

Même s’ils peuvent désormais s’abriter sous un toit, le combat est loin d’être terminé pour tous ces sans-papiers qui rêvent de pouvoir s’installer durablement en Belgique et vivre loin du stress permanent d’une arrestation. «Nous n’avons pas choisi d’être ici, rappelle Apollinaire. Tout ce que nous avons déjà traversé… même à mon pire ennemi, je ne le souhaiterais pas.»

Les occupants de l’Hospitalière aimeraient pouvoir subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Ils réclament le droit de travailler. «Nous sommes des sans-papiers qui revendiquent une régularisation pour pouvoir travailler, confirme Abdel. Nous voulons nous aussi contribuer aux caisses de l’État en payant des impôts comme tout le monde. Si c’était le cas, nous ne serions évidemment pas dans ce bâtiment aujourd’hui. Il existe en Belgique de nombreux métiers en pénurie de main-d’œuvre et il y a ici des gens qui sont qualifiés pour répondre à la demande et d’autres sont prêts à se former.»

Pour l’instant, les sans-papiers ne peuvent accepter que du travail non déclaré. «Mais dans ce cas, tout le monde est perdant, le patron peut imposer les tarifs qu’il veut. Souvent ceux-ci sont dérisoires. Et nous ne payons pas d’impôt évidemment. Et que se passera-t-il en cas d’accident ?», s’interroge Apollinaire.

Monsieur Mahdi a rapidement répété qu’il voulait une nouvelle politique migratoire ferme, mais humaine. Pour l’instant, nous n’avons vu que le côté ferme.

Si le siège de secrétaire d’état à l’Asile et à la migration a changé de visage et est désormais occupé par l’humaniste Sammy Mahdi, après l’avoir été par Theo Francken puis Maggie De Block, les collectifs des sans-papiers estiment toutefois ne pas voir de grands bouleversements pour l’instant. «Monsieur Mahdi a rapidement répété qu’il voulait une nouvelle politique migratoire ferme, mais humaine. Pour l’instant, nous n’avons vu que le côté ferme, regrette Abdel. Ils ont sans doute peur de l’électorat de droite. Ils n’ont pas le courage de vouloir véritablement changer les choses.»

«Chaque responsable politique qui arrive déplace le problème, mais ne le résout pas. Tout le monde se renvoie la balle pour ne plus la voir. Les situations des personnes en situation irrégulière se multiplient parce que le problème n’est jamais résolu», estime de son côté Apollinaire.

Les oubliés du Covid

Et alors que le Covid19 a bouleversé la vie de tous les Belges, les collectifs de sans-papiers regrettent n’avoir jamais fait partie du débat. «Nous sommes les oubliés du Covid, lâche Apollinaire en colère. Cette maladie est venue multiplier encore un peu plus notre précarité.» Face à cette crise sanitaire, les membres des différents collectifs se sentent de plus en plus marginalisés. «Si tout le monde se protège, mais qu’on oublie les sans-papiers, la contamination sera toujours là», rappelle Nassera. «Le vaccin ? On sera les derniers de la file», ajoute Abdel.

On nous demande de respecter les distances, mais comment voulez-vous le faire quand vous dormez tous les uns à côté des autres. On nous demande en quelque sorte de choisir entre un toit et la maladie.

Jusqu’ici, les occupants de l’Hospitalière trouvaient refuge dans d’autres occupations temporaires, à Madou, à Berchem, etc. «Mais nous étions beaucoup trop nombreux, répète Apollinaire. On nous demande de respecter les distances, mais comment voulez-vous le faire quand vous dormez tous les uns à côté des autres. On nous demande en quelque sorte de choisir entre un toit et la maladie.»

Loin de ces considérations, peu à peu, la vie s’installe toutefois au cœur de l’Hospitalière. Dans le voisinage, les habitants du quartier ont observé inquiets l’arrivée de ces nouveaux voisins. Les craintes ont apparemment été vite éteintes. «On a été très bien accueilli, se réjouit Apollinaire. Encore hier, un voisin est venu nous déposer une dizaine de croissants. D’autres riverains passent parfois la porte pour simplement prendre le café et prendre le temps de discuter, de se rendre compte de notre réalité. Cela remonte le moral.»

Si pendant les six prochains mois, les habitants de l’Hospitalière savent qu’ils auront normalement un toit sous lequel dormir, la suite reste par contre incertaine. «Mais savoir qu’on a déjà six mois devant nous est déjà un bon début, termine Abdel. On veut aussi via notre arrivée ici rouvrir le débat quant à notre situation et la régularisation des sans-papiers. Le but n’est pas uniquement de se loger. Demain, ou après-demain, nous retrouverons toujours un bâtiment. Par contre, on veut faire avancer le débat. Certains d’entre nous résistent, mais pour d’autres, la situation devient critique. Petit à petit, ils lâchent prise.»

Deux nouvelles occupations précaires

Depuis notre visite à l’Hospitalière, deux nouvelles occupations précaires se sont organisées dans des bâtiments vides de Bruxelles. Il y a dix jours, ce sont 6 936 mètres carrés d’une ancienne concession d’Opel à Molenbeek qui ont été réquisitionnés. Les nouveaux habitants comptent occuper l’espace jusqu’au début des travaux, si possible via la signature d’une convention. «Opel a quitté les lieux depuis neuf mois et le bâtiment n’a toujours pas fait l’objet d’un permis d’urbanisme», précisent-ils.

Ce week-end, d’autres collectifs ont pénétré dans une habitation de la rue de La Belle au bois dormant, toujours à Molenbeek. «L’idée est de pouvoir reloger une trentaine de personnes parmi les 200 sur le point de se faire expulser de leur logement à Jette», ajoutent-ils.

«Nous sommes décidés à nous organiser face à l’absurdité des milliers de bâtiments vides alors que des centaines de gens dorment dehors dans notre ville, explique Lina, une des participantes à la réquisition. L’ouverture d’une dizaine de squats a permis de loger plusieurs centaines de personnes pendant le confinement du printemps 2020. Aujourd’hui, nous voulons visibiliser cette réponse solidaire et auto-organisée, tout en réfutant l’idée que cela constitue une solution structurelle et suffisante. C’est aux pouvoirs publics d’en faire une priorité. Le droit à la dignité doit primer, se loger est un besoin fondamental.»

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