26.09.2019 Exil et migrations, habiter les frontières

newsletter du 26 septembre 2019

EDITO

Le 26 avril 2019 nous étions réunis toute une journée à la haute école Galilée pour un colloque intitulé « Exil et migrations », organisé par Le GRAIN, Passeurs de Mondes et le séminaire Santé mentale en Contexte social de l'UCL.

Après avoir approfondi la question de l'hospitalité1, à travers différents témoignages de pratiques associatives, nous avons élargi la réflexion, à un public essentiellement constitué de praticiens du social et de psychologues.

L'hospitalité, concept largement exploré dans les traditions hébraïque et grecque, nous propose, d'après le philosophe Derrida2 dont la pensée ne dédaigne pas de se confronter au politique, d'accueillir le visiteur avant même que nous ne l’ayons identifié. L'hospitalité se présente comme un processus qui part du choc d'une rencontre et ouvre un champ d'élaboration, de créativité autour de cette rencontre pour la rendre possible.

Dépasser ce choc du contact inévitable avec « l'étranger » demande cependant la consistance d'un « je » personnel et le support d'une société, capables d'encaisser la remise en question de soi provoquée. Et c'est sans doute à ce niveau que nos sociétés « développées », déjà tellement mises à mal par le « progrès économique » rechignent ; les restrictions à l'accueil font le fond de la politique des états constituant l'Europe et l'hospitalité privée elle-même est devenue un délit, une transgression des règles de l'hospitalité publique (terme « délit d'hospitalité » apparu en France en 1996 avec la condamnation d'une hébergeuse, terme ignoble dénoncé par Derrida lui-même3).

Autour des villes-refuges, des campements improvisés, cependant des pratiques citoyennes d'accueil s'initient, les appels à la désobéissance civile se multiplient.

Les intervenants invités ont dépeint une fresque large des problématiques soulevées par les familles et les individus isolés, pris dans les migrations. Depuis les dégâts intrapsychiques du non-accueil organisé, en passant par les façons de « faire famille à distance » au cours des allers retours migratoires des Cap-verdien(-nes), nous avons porté la focale sur les femmes en exil et sur les pratiques citoyennes d'accueil en France et en Belgique, sur les mobilisations devant la résistance active des autorités politiques encouragées par les votes de peur.

Afin de soutenir les débats, deux ouvrages importants ont été exposés en matinée. Emmanuel Declercq nous a présenté sa thèse de doctorat : « Clinique de l’humanisation à l’épreuve des traumatismes extrêmes cumulés à l’exil. De la torture déshumanisante à une psychanalyse de la ré-humanisation 4».

Nous avons mis également à l'honneur le travail anthropologique de Pierre Joseph Laurent, accompli au cours de longues années sur les terrains de migration des Cap-Verdiens. Son observation patiente et fine nous a permis véritablement d’entrer dans la danse de ces « familles à distance ». Son livre, « Amours pragmatiques », décrit les formes particulières, étirées dans l’espace et le temps prises par les familles candidates à la migration. Il nous montre comment grâce à leur plasticité, elles acquièrent un précieux capital migratoire indispensable à leur survie.

Dans son analyse intitulée Migrations : De la crise des imaginaires à la dérive des droits fondamentaux, Xavier Briké, anthropologue en charge du certificat « Santé mentale en contexte social » de l’UCL, campe le décor et dresse le portrait des politiques migratoires déshumanisantes en Europe.

Manon Bertha retrace ensuite l’intégralité de la journée. Elle s’interroge avec les orateurs : Qu’est-ce que l’exil fait aux migrants ? Qu’est-ce que les migrants font de l’exil ? Lors du colloque, une fois posées l’horreur de l’arrachement à la terre natale et la souffrance générée par le rejet des pays d’arrivée, certains chercheurs ont aussi mis au jour certaines stratégies qui témoignent de l’agentivité des migrants. En fin de journée, les participants ont pu approcher de plus près les aspects du travail clinique qui est mené dans le but de faire advenir à nouveau le sujet dans ces personnes en partie détruites par leur parcours d’errance, d’incertitude et de rejet.

Raphaël Darquenne nous propose quant à lui une conclusion et un regard qui ouvre l’horizon. Dans son analyse Migrations : de l’analyse aux perspectives, il met l’accent sur les pistes pragmatiques pour, d’une part, accompagner les migrants dans leur insertion et, d’autre part, améliorer les politiques d’accueil.

En marge du programme de cette journée d’étude, Martine De Keukeleire nous propose un témoignage par lequel elle approfondit la réflexion sur les réalités de la « chaîne globale du care », au départ de la relation qu’elle a réussi à tisser depuis 25 ans avec la dame polonaise qui vient tous les jeudis nettoyer son domicile. Son témoignage illustre parfaitement tous les aspects d’interdépendances qui sont au cœur du processus migratoire.

Au-delà des émotions suscitées par les attitudes affichées de rejet, il s'agit de décrire, faire mémoire, donner des apparences concrètes, d'identifier, à la manière dont cette médecin légiste italienne, Cristina Cattaneo5, redonne un visage et une histoire aux corps noyés des migrants dans la Méditerranée.

En ce moment où les enfants de toutes origines, après des voyages souvent pénibles, font le chemin de la maison à l’école, de la cour de récré à la classe, du cours de français à celui de calcul, continuons à habiter les frontières du social, afin que rien de l’humanité ne se perde.

Bonne rentrée !

Véronique Georis et Delphine Huybrecht

1 Entre Exil et asile, l'hospitalité en question, Gaëlle Berthelot, Véronique Georis, Ann Grossi, Le Grain, Couleur livres, 2018. – 2 Jacques Derrida, de l'hospitalité, Anne Fourmentelle (invite Jacques Derrida à répondre de), Paris, Calmann Levy, 1998.
– 3 Le Monde, 19 janvier 2018. – 4 Publiée aux presses universitaires de l'UCL, 2018. – 5 Cristina Cattaneo, « Naufragés sans visages », Albin Michel, août 2019.

Source : Le GRAIN asbl